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ARCHIVÉE - Le Fonds d'archives Glenn Gould

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The Loser : compte rendu

par Kevin Bazzana
Department of Music, University of California, Berkeley (É.-U.)
Source

Bernhard, Thomas. Der Untergeher. Frankfurt : Suhrkamp Verlag, 1983. Suhrkamp Taschenbuch 1497. 243 p. DM12 – (livre de poche). ISBN 3-518-37997-6

Bernhard, Thomas. The Loser. Traduit par Jack Dawson. Postface de Mark M. Anderson. New York : Alfred A. Knopf, 1991. 190 p. 25$CAN /19$US (relié). ISBN 0-394-57239-4

Der Untergeher, roman de l'écrivain autrichien Thomas Bernhard, a apporté un élément qui s'inscrivait un peu à contre-courant du « corpus officiel » lorsqu'il parut en 1983. Traduit en anglais sous le titre The Loser, cet ouvrage devrait maintenant toucher un public beaucoup plus vaste – en particulier chez les nombreux admirateurs de Gould aux États-Unis et dans son Canada natal. Ce sont là de bonnes nouvelles, car le roman est passionnant à la fois sur le plan littéraire et en tant que document faisant partie de l'historiographie de Gould.

Comme tous les romans de Thomas Bernhard depuis Frost (1963), The Loser se présente sous la forme d'un monologue intérieur continu à la première personne, sans aucun paragraphe et plein de phrases qui s'enchaînent, de répétitions obsessives, d'italiques bizarres, utilisés sans explication, et de sauts aliénants (sans aucune transition) d'un temps de verbe à un autre. En résumé, cette œuvre crée l'atmosphère classique du courant de conscience, et il convient de saluer la manière dont Jack Dawson a réussi à préserver les traits de plume qui caractérisent la prose de Bernhard. La musique est le sujet principal du livre et on sent qu'elle influence aussi le style. L'auteur utilise dans sa prose des effets musicaux tels que le rythme, la répétition et la proportion. Je n'ai pas été surpris d'apprendre, dans la postface instructive de Mark M. Anderson, que Bernhard avait fait des études très poussées en musique – en fait, qu'il avait été musicien avant de devenir écrivain.

The Loser est presque entièrement constitué des souvenirs et des réflexions de son narrateur (anonyme) consacrés à ses rapports avec deux amis pianistes : l'un qui s'appelle Wertheimer et l'autre, Glenn Gould. Nous apprenons que Wertheimer et le narrateur suivaient le cours de piano enseigné par Vladimir Horowitz au Mozarteum de Salzbourg, en 1953. C'est là qu'ils ont rencontré un jeune « Wunderkind » canadien, qui jouait les Variations Goldberg avec un art miraculeux et qui – ils ne tardèrent pas à s'en rendre compte – était un pianiste encore plus grand que leur maître, en réalité « le pianiste virtuose le plus important du siècle », comme le dit le narrateur dans la première phrase du roman.

En fait, l'influence du génie de Gould sur ses deux collègues est si puissante que, tout en les enrichissant, elle les détruit. Ils se rendent compte que Gould représente un idéal artistique auquel ils ne peuvent espérer prétendre. Le narrateur décide donc finalement d'abandonner le piano en faveur de la philosophie et consacre, dès lors, la plus grande partie de son temps à composer un essai décousu, qu'il n'achèvera jamais, intitulé About Glenn Gould. Wertheimer, qui avait lui-même été un virtuose très prometteur, suit son exemple et abandonne la musique pour se consacrer aux sciences humaines dont le sens demeure vague (comme d'ailleurs la « philosophie » du narrateur).

Son comportement devient de plus en plus incohérent et autodestructeur. Il aliène ses amis et tyrannise la sœur qui lui est totalement dévouée. C'est Gould qui, avec la brutale mais saine franchise que l'on retrouve chez les Canadiens et les Américains, avait été le premier à déclarer carrément à Wertheimer qu'il était un perdant (« der Untergeher », mot beaucoup plus évocateur). En découvrant combien cette épithète était justifiée, Wertheimer perd progressivement le goût à la vie. Leur rencontre avec Gould exerce donc sur les deux personnages une influence décisive qui continuera à se faire sentir pendant près de 30 ans, années au cours desquelles ils vivent une interminable série de difficultés personnelles et intellectuelles.

Au début du roman, Gould vient de mourir à l'âge de 51 ans, ce qui déclenche un enchaînement de circonstances qui aboutira au suicide de Wertheimer un an plus tard, au même âge. L'intrigue du roman – son « présent » en quelque sorte – débute avec l'arrivée du narrateur au chalet de Wertheimer à la campagne, peu de temps après les obsèques de celui-ci. Il est inconsciemment attiré vers ce lieu par les pensées qu'ont éveillé en lui le suicide de son ami. Mais l'essentiel du roman se déroule, en fait, dans l'esprit du narrateur, au moment où il se tient à l'entrée du chalet et songe à la vie, à l'art, à Wertheimer, et au rôle décisif que joue Glenn Gould dans sa vie.

L'« intrigue » du roman est très mince et se déploie surtout à la fin de l'œuvre, au moment où le narrateur se tourne vers les personnes, les lieux et tout ce qui entoure le chalet de Wertheimer. En fait, le roman est une digression presque continue par rapport aux événements extérieurs sur lesquels il est fondé. Mais Bernhard ne perd jamais l'intrigue de vue : il rappelle constamment au lecteur que ces digressions sont bien des digressions, en interposant de brèves propositions ou phrases qui ramènent toujours le lecteur au seuil du chalet. Il lui suffit souvent d'utiliser « je pensais » (« dachte ich ») pour préciser les deux niveaux du temps passé, pour montrer que le roman ne se déroule pas au moment des événements qu'il décrit, mais bien à celui où les souvenirs assaillent le narrateur. Cette dissonance continuelle entre les temps crée une atmosphère d'ambiguïté, d'incertitude et donne à la prose un caractère à la fois étrange et séduisant.

Le roman contient bien plus de richesses que cette esquisse de ses principaux éléments ne le donne à penser. The Loser est plus qu'une histoire intéressante; à bien des égards, comme le Doktor Faustus de Thomas Mann, ce sont les idées exprimées sur la musique et d'autres sujets qui en sont le thème principal. Comme l'écrit Anderson dans sa postface, Wertheimer « est une caricature ironique de Wittgenstein : un artiste faible et envieux qui est détruit par le talent supérieur de Gould, un sadique qui tient sa sœur prisonnière et entretient avec elle des rapports quasi incestueux, et finalement un philosophe raté qui brûle toutes ses notes avant de commettre un suicide mesquin et embarrassant ». Les parallèles sont clairs entre Wertheimer et le compositeur faustien obsessif de Faustus, et entre les grandes idées sur la vie et l'art que poursuivent Bernhard et Mann.

Mais pour les admirateurs de Gould, ce qui rend le livre intéressant, c'est, bien entendu, le caractère et la fonction du personnage que l'auteur appelle « Glenn Gould », qui combine cependant, à part égale, le Gould véritable et des variations fantaisistes sur ce thème. Nous trouvons ici un Gould qui est le grand pianiste virtuose spécialiste de Bach, de Brahms, de Schoenberg et de Webern, qui n'aimait ni Mozart ni Beethoven et « ne jouait jamais Chopin », qui interprétait les Variations Goldberg au Festival de Salzbourg et qui les a enregistrées à plusieurs reprises. Un Gould dont le père faisait le commerce de peaux et de fourrures et qui avait fui le « public abhorré » pour vivre une vie d'ermite, un homme qui se moquait de la mode vestimentaire, qui « aimait les objets aux contours aigus, détestait les à-peu-près », qui « se montrait particulièrement impitoyable à l'égard de lui-même » et qui « était un fanatique de l'ordre et de l'autodiscipline ».

Jusque-là, c'est bien le Gould que nous connaissons. Mais à chaque vérité, l'auteur semble tenir mordicus – et même avec une certaine perversité – à ajouter un élément de fantaisie. Gould meurt à 51 ans (et non à 50) et sa fin a une certaine rigueur poétique : « Glenn a eu la chance de s'effondrer au clavier de son Steinway en plein milieu des Variations Goldberg.  » Son second compositeur favori est Haendel. Il joue les Variations Goldberg au Festival de Salzbourg en 1955, alors qu'en réalité il l'a fait en 1959; en outre, il vient d'abord à Salzbourg en 1953 pour étudier avec Horowitz (dont il avait, en fait, le jeu en horreur) grâce à une bourse Rockefeller, rien que ça! Dans le roman, les enregistrements des Goldberg par Gould reprennent exactement l'interprétation qu'il en faisait dans ses premiers concerts. Ses parents sont riches, « pas simplement à l'aise ». Il rompt avec sa famille et vit aux États-Unis (l'auteur le décrit souvent comme un « Canado-Américain » ou un « Américano-Canadien » – parfois dans la même phrase. Il aime New York et s'installe un studio-maison dans un bois de la région – en espérant que l'air de la campagne ferait du bien à ses « poumons malades ». Il parle couramment l'allemand, langue que lui a apprise sa grand-mère maternelle. Il pratique constamment, au lieu de passer son temps à écrire : « Glenn n'a en fait rien laissé derrière lui; Glenn n'a conservé aucun document écrit. »

Et cetera, et cetera... Bien entendu, ce n'est pas le Glenn Gould que nous connaissons. (D'ailleurs, l'idée de Vladimir Horowitz donnant son cours de piano au Mozarteum est tout aussi fantaisiste, car Horowitz n'a presque jamais enseigné, et ne l'aurait certainement jamais fait en masse; d'ailleurs, il avait déjà pris sa retraite en 1953.) Mais les retouches apportées par Bernhard au personnage de Gould correspondent parfaitement au ton utilisé par le narrateur dans le déferlement torrentiel et confus de ses souvenirs. Rien n'est certain dans ce roman; en fait, l'absurdité de la vie semble être l'un des thèmes sous-jacents.

Quoi que nous pensions de ce quasi-Gould, il est clair que le Gould véritable a joué un rôle important dans la vie de Bernhard. (Ce n'est pas le seul point par lequel la vie et la personnalité du narrateur ressemblent à ceux de l'auteur.) Comme Bernhard l'a écrit dans un autre ouvrage : « Ceux qui n'aiment pas Glenn Gould sont des gens abominables... Je n'ai rien à faire avec eux, ils sont dangereux. » Bernhard admirait Gould non seulement comme artiste, mais également comme penseur, en particulier parce que, à ses yeux, il incarnait un idéal en tant qu'artiste dans la société. Le roman tout entier est traversé par un courant de polémique venimeuse contre un certain nombre de cibles des milieux musicaux : les conservatoires prétentieux en général, Salzbourg et Vienne (où Bernhard a étudié) en particulier, les maîtres et professeurs de musique, les concerts et la médiocrité musicale ambiante sous toutes ses formes. Salzbourg, apprenons-nous, « est au fond l'ennemi juré de tout art et culture, un dépotoir provincial de crétinisme [ein stumpfsinniges Provinznest] où tout, sans exception, est finalement contaminé par ce crétinisme ». (« Trou provincial » est une meilleure traduction, à mon avis, mais le mot « crétinisme » est superbement choisi.)

Pour Thomas Bernhard, Gould représentait manifestement le summum de la création artistique – à un niveau qui n'est même plus tout à fait humain : « En fin de compte, des gens tels que Glenn s'étaient transformés en machines artistiques [Kunstmaschine]; ils n'avaient plus rien en commun avec les êtres humains et ils ne vous rappelaient plus que rarement qu'ils en étaient. »

C'est précisément ce qui sonne le glas pour le narrateur et son ami : il leur est insupportable de jouer du piano après avoir entendu Gould. « La simple idée d'entrer en scène me rend malade », déclare Wertheimer à un certain moment. C'est effectivement la honte qui le pousse à se suicider, peu de temps après la mort de Gould. « Wertheimer ne pouvait pas accepter la mort de Glenn. Après celle-ci, il avait honte d'être encore vivant, d'avoir en quelque sorte survécu au génie, fait, je le sais, qui le tortura pendant la dernière année de son existence. » C'est sûrement là une manifestation extrême d'admiration pour Gould – du moins, c'est à espérer.

Étant donné la vie de Bernhard et sa personnalité, il est facile de comprendre l'attirance qu'exerçait Gould sur lui. Bernhard, lui aussi, était un éternel marginal qui ne se sentait pas à sa place dans la société établie. Il indignait et scandalisait continuellement ses pairs et le public, alors même que ceux-ci vantaient ses qualités et lui rendaient hommage. C'était un homme qui avait horreur de la médiocrité chez les individus et les institutions, qui était tiraillé entre l'amour et la haine pour son Autriche natale à laquelle il reprochait son « philistinisme » et sa « haine de l'art ». N'oublions surtout pas non plus que Bernhard était particulièrement bien placé pour comprendre Gould, puisqu'il était lui-même musicien. Né en 1931, il avait étudié, enfant, la musique à Salzbourg. En 1951, il était entré à la Musik-Akademie à Vienne et, de 1952 à 1956, il avait étudié la musique et le théâtre au Mozarteum. Après avoir obtenu son diplôme en 1956 (avec une thèse sur Artaud et Brecht), Bernhard avait entrepris une seconde carrière comme écrivain. Il s'était révélé un auteur extrêmement prolifique – pièces de théâtre, poésie, romans --, avait remporté de nombreux prix importants et s'était acquis une réputation nationale et internationale. Il mourut seul dans sa ferme près de Salzbourg en 1989, deux jours après son cinquante-huitième anniversaire.

Le fait que Der Untergeher ait été publié en 1983, un an après la mort de Gould, permet peut-être de penser que cet événement a incité Bernhard, comme ses personnages, à se livrer à une profonde réflexion. Anderson nous dit que ce roman succédait à une période de sept années au cours de laquelle Bernhard avait écrit cinq volumes d'autobiographie – un « examen soutenu du moi [qui] s'est avéré crucial ». La mort de Gould a peut-être encouragé Bernhard à pousser plus avant sa réflexion sur la vie et sur l'art.

Bernhard et Gould ne se sont jamais rencontrés, bien que ce dernier ait joué à deux reprises à Salzbourg : le 10 août 1958 (le Concerto en ré mineur de Bach, avec Mitropoulos) et le 25 août 1959 (un récital Sweelinck-Schoenberg-Mozart-Bach). Étant donné son intérêt pour la musique, il se peut que Bernhard ait assisté à l'un de ses concerts ou aux deux, et qu'il ait été ébloui par l'artiste – il est tentant de le croire --, car il y a certainement eu une rencontre importante qui a permis à Bernhard de découvrir l'art de Gould. Comment pourrait-on autrement expliquer l'attitude passionnée et même révérencieuse qu'il manifeste à l'égard de Gould dans ce roman?

En ce qui concerne le fait que Bernhard ait un peu manipulé la vie et le personnage de Gould, Anderson pense que l'écrivain a pris des libertés avec la bibliographie de l'artiste « afin de l'adapter à la sienne. C'est Bernhard, et non le virtuose canadien, qui a eu 51 ans l'année de la mort de Gould. C'est lui qui souffrait d'une maladie pulmonaire; c'est lui qui avait rompu avec sa famille et était allé s'installer dans une maison isolée, en pleine campagne. En fait, le narrateur Wertheimer et Gould incarnent diverses facettes de la personnalité de Bernhard. En ce sens, le flot ininterrompu de réflexions présentées à la première personne est le parfait complément stylistique au contenu de la prose dans laquelle Bernhard semble examiner ses propres idées de façon obsessive, en adoptant diverses personnalités afin d'engager un dialogue avec lui-même. The Loser est en réalité une sorte de fugue bizarre consacrée à divers sujets (la mission de l'art, la banalité de l'Autriche, l'absurdité de la vie, etc.), conversation qui peut après tout se dérouler dans l'esprit très fertile de l'auteur.

Mais si, en fin de compte, The Loser n'a pas grand-chose à voir avec le véritable Glenn Gould, c'est une œuvre qui, à mon avis, occupe une place importante dans l'historiographie de Gould. Plutôt qu'un nouvel apport aux études critiques consacrées à Gould – qui sont déjà nombreuses --, il s'agit d'une nouvelle œuvre d'art inspirée par Gould. À cet égard, elle n'est pas la seule : plus d'un créateur artistique a déjà rendu hommage à Gould en peignant un portrait; des compositions originales et plusieurs transcriptions des Variations Goldberg ont été inspirées par Gould et lui ont été consacrées; et d'autres interprètes se sont inspirés de son exemple. Mais The Loser est certainement, jusqu'à présent, l'incorporation la plus ambitieuse du personnage de Gould à la trame d'une nouvelle œuvre artistique. Cela dit, l'hommage rendu à Gould par ce roman est d'autant plus grand qu'il comporte une certaine manipulation de sa biographie. Car si Bernhard est prêt à adapter Gould en fonction des circonstances, il doit avoir vraiment besoin de lui : dans ce roman – d'idées de Bernhard --, la présence de Gould est manifestement décisive. De plus, la manipulation employée tend à rapprocher le personnage de Gould de la vie, de la personnalité et des préoccupations intellectuelles de Bernhard; dans une certaine mesure, il semble donc y avoir fusion entre Bernhard et Gould. Il est évident qu'en tant qu'artiste, penseur et personnage connu ce dernier a profondément marqué et influencé Bernhard. Dans The Loser, Bernhard lui rend la pareille en lui faisant l'ultime compliment – en l'absorbant totalement. Un portrait plus « exact » ou « respectueux » de Glenn Gould n'aurait pas pu lui faire plus honneur.

Source : National Library news. Nouvelles de la Bibliothèque nationale
Ottawa, Library and Archives Canada. -- v. ill., ports. 23-28 cm. -- Vol. 24, no. 7 (September 1992). -- ISSN 0027-9633. -- P. 10
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